Le Monde des livres, 24 août 2007 A l'extrême gauche de l'Occident... " Le Fils de Whiteman " et le " superhéros troglodyte " Deux romans du collectif d'écrivains italiens Wu Ming Le narrateur n'est pas un artiste mais un artisan de la narration. " Il ne doit jamais " se considérer comme supérieur aux autres " et doit se méfier de " tout excès d'autobiographisme obsessionnel et de narcissisme ostentatoire ". C'est en ces termes que raisonne Wu Ming, le collectif de cinq écrivains dont les multiples activités troublent depuis plus d'une décennie le paysage culturel italien. Avec leur projet politico-littéraire destiné au sabotage et au détournement de la culture officielle, ils se sont fait connaître pendant la deuxième moitié des années 1990 grâce à des canulars médiatiques, à des manipulations sur Internet et au grand succès d'un roman historique signé Luther Blissett (L'Œil de Carafa, Seuil). La bataille contre la propriété intellectuelle et le refus de " la machine qui crée la célébrité " ont contribué à alimenter la curiosité autour de ces jeunes écrivains de la région de Bologne qui, depuis 2000, même s'ils ne cachent plus leurs véritables identités, utilisent le pseudonyme Wu Ming, un mot chinois qui, selon la prononciation, peut signifier " sans nom " ou " cinq noms ". Sous cette signature, ils ont publié plusieurs romans collectifs, le dernier étant Manituana, publié en mars en Italie, mais aussi des romans individuels, dont les deux meilleurs sont aujourd'hui traduits en français : New Thing, de Wu Ming 1, et Guerre aux humains, de Wu Ming 2. Les deux livres et les deux auteurs sont très différents. Wu Ming 1, de son vrai nom Roberto Bui, utilise une structure et une langue très élaborées pour un roman musical et politique très ambitieux ; alors que Wu Ming 2, derrière qui se cache Giovanni Cattabriga, a écrit un roman d'aventures délirant mélangeant comique surréel et conte philosophique. New Thing adopte avec originalité la forme d'un faux documentaire vidéo construit à partir d'un montage de différents témoignages autour de Sonia Langmut, une journaliste travaillant dans les années 1960 pour un petit quotidien de Brooklyn, disparue après avoir enquêté sur les meurtres d'un assassin surnommé " le Fils de Whiteman ". Celui-ci, que certains soupçonnaient d'agir pour le compte du pouvoir blanc, s'était attribué les assassinats de quelques musiciens de l'avant-garde jazz new-yorkaise que Sonia connaissait très bien. Quarante ans plus tard, un kaléidoscope de récits croisés tente de brosser le portrait de la journaliste et d'éclaircir le mystère du " Fils de Whiteman ". Musiciens, journalistes, militants politiques, policiers, parents des victimes apportent chacun leur part de vérité, en reconstituant peu à peu le puzzle de cette sombre histoire où se croisent la naissance du free jazz, les luttes politiques des Noirs et la création du Black Panther Party, le programme du FBI pour infiltrer et déstabiliser les mouvements de contestations, les amitiés et les amours d'un groupe d'individus pour qui la musique était avant tout un cri de liberté. Roman choral, enquête policière, mais aussi jam session politique chargée de poésie syncopée et d'envie de révolte, New Thing fait apparaître les ombres d'Ornette Coleman et Sun Ra, d'Albert Ayler et Archie Shepp, de Malcolm X et Martin Luther King. Et, surtout, les fantasmes de John Coltrane et Stokely Carmichael, le magicien du sax et l'infatigable militant qui inventa le Black Power. Si New Thing est un passionnant roman polyphonique qui " va bien au-delà du free jazz ", Guerre aux humains mise plutôt sur l'esprit BD et sur un rythme très cinématographique pour raconter les aventures du jeune Marco décidé à fuir la société de consommation pour vivre comme un " super-héros troglodyte " dans une caverne. Mais, dans la forêt où il veut oublier la Babylone moderne, l'exil et la solitude sont un mirage, puisqu'il rencontre trafiquants et braconniers, écologistes fanatiques et immigrés clandestins, gendarmes " survival " et sangliers fous. Le résultat est un roman riche en rebondissements qui, l'air de rien, dénonce la crise culturelle, sociale et écologique de notre civilisation. Fabio Gambaro |