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Lignes de fuite
Les mythes nous aident à traverser la « nuit de l'inconnu » Entretien avec Wu Ming 4 Par Amador Fernandez-Savater Publié dans la revue El Viejo Topo, numéro 180, juillet 2003, Barcelone. Traduit de l'italien par Serge Quadruppani. Amador Fernandez-Savater - De Luther Blissett à Wu Ming, votre activité politique et littéraire a tourné autour de la notion de mitopoièse : la création collective de mythes, de récits ou d'histoires strictement liées à une communauté. Beaucoup ont écrit des choses très diverses sur la fonction sociale des mythes. Durkheim disait que les mythes ont la tâche de donner cohésion aux collectivités humaines à travers la création d'un langage commun pour nommer les choses et les comportements. Georges Sorel disait qu'ils dirigent plutôt les énergies, inspirent une action qui dépasse l'état des choses présentes et engendrent un enthousiasme pour affronter cette tâche. D'autres auteurs soutiennent que les mythes éliminent la peur et en même temps redonnent à une communauté la confiance dans ses propres responsabilités. Dans Esta revolución no tiene rostre (Acuarela Libros, 2003), vous dites que les mythes nous aident à traverser la « nuit de l'inconnu (le désert, les phases d'incertitude du conflit social) » Qu'est-ce que ça signifie ? En général, quelle fonction remplissent pour vous les mythes dans une communauté donnée ? Wu Ming 4 - Toutes les fonctions que tu as citées sont fondamentales pour la naissance et la survie d'une communauté. Donc aussi pour une communauté en chemin et en lutte. Le problème est le maintien d'un équilibre entre ces fonctions, parce que, prises en elles-mêmes, elles peuvent aussi produire des processus fortement « identitaires ». Les mythes, les histoires, maintiennent le sens d'une communauté et à son tour, la communauté maintient en vie les mythes, se reflétant en eux et en reproduisant de nouveaux. Au moment où la communauté se raidit, les mythes aussi commencent à se scléroser et rétro-agissent négativement, sur eux-mêmes, en un cercle vicieux très dangereux. Alors, c'est le moment d'en chercher d'autres. Les histoires sont le carburant écologique de la communauté en route. Mais elles peuvent aussi devenir des instruments oppressifs et paralysants. Le patrimoine d'histoires partagées et de prospectives, l'imaginaire, fournissent une base de cohésion communautaire, mais il suffit de peu pour que de la cohésion, du sens du parcours qu'on est en train d'accomplir, on passe à la construction d'une identité fixe, à maintenir et préserver des influences externes. Il suffit de penser à un peuple nomade et absolument « métis » comme le peuple hébraïque. Celui-ci a pu voyager, se confronter à d'autres cultures, se croiser avec elles et en même temps survivre à différentes tentatives d'annulation, grâce à un très fort bagage de mythes et d'histoires. Son mythe le plus fort, celui de la Terre Promise, transporté à travers le monde, a été un propulseur incroyable durant tout le temps où la culture hébraïque a contribué au développement de l'Europe. Le Juif Errant avec sa Terre Promise dans sa besace a été une des figures plus fascinantes et explosives de l'histoire et a produit des personnages comme Mosé Maimonide, Baruch Spinoza, Isaac Newton, Karl Marx, Sigmund Freud, Albert Einstein, Hanna Arendt ? Woody Allen ! A partir du moment où le mythe a été retiré de la besace pour être concrétisé et lié à une identité territoriale fermée, il a fini par produire un Etat militarisé, discriminatoire, belliqueux. En même temps, les mythes propulsifs, prométhéens, de lutte, qui ont une fonction indispensable pour pousser les communautés à changer le monde, peuvent devenir l'autel sur lequel on sacrifie la diversité, la « déviance », l'influence, en assumant une forme théologique. C'est le cas du mythe de la révolution prolétarienne, qui a guidé deux siècles de luttes, en impliquant des communautés très étendues dans le processus de dépassement de leurs conditions de vie et en obtenant des résultats impensables. Mais il a ensuite produit des régimes totalitaires aberrants qui se sont emparés de ce mythe en l'utilisant contre la communauté qui l'avait forgé. La fonction que les mythes remplissent dans une communauté n'est jamais séparable du rapport que la communauté instaure avec eux. Voilà pourquoi l'activé de « chanteur d'histoires », de conteur, est devenue très importante. Par ce que continuer à raconter des mythes, à les modifier, à en découvrir de nouvelles acceptions, à les adapter aux contingences du présent, est l'antidote à leur stérilisation ou à leur aliénation. Et donc aussi à la stérilisation et à l'aliénation de la communauté. Amador Fernandez-Savater - Votre activité politique et littéraire s'inscrit directement dans une communauté, en lutte et en construction permanente : le mouvement global ou « mouvement des mouvements ». Concrètement, quels mythes circulent dans et par le mouvement global ? Quelles lignes de force mythologiques rencontrées dans cette « mer inquiète et bouillonnante » qu'est la multitude du mouvement global ? A quel matériel politique donnent-elles forme ? Quelles sont dans ces lignes celles que vous promouvez et celles que vous ne promouvez pas ? Wu Ming 4 - Nous pouvons essayer d'identifier quelques lignes mythologiques entre tant d'autres. Avant tout l'image de la « levée en masse » contre les grands de la Terre, un nombre incalculable de personnes qui se mettent debout et prétendent élargir la sphère décisionnelle sur les questions d'intérêt planétaire. A ce moment en succède un autre : l'assemblée constituante mondiale (le Forum social mondial de Porto allègre, celui, européen, de Florence), où on identifie concrètement les lignes directrices de l'autre monde possible. Les images qui viennent à l'esprit rappellent le "Jurement du jeu de paume", une espèce de sécession où les multitudes se rencontrent et promettent qu'elles n'abandonneront pas tant qu'elles n'auront pas obtenu d'être prises en considération par les pouvoirs constitués. Une autre narration fondamentale est celle du « réseau », le réseau global du partage, de la communication horizontale, de la migration, qui s'oppose à celui du commerce, du profit, de l'exploitation. Puis, il y a la question de l'Amérique, à laquelle il faudrait opposer le mythe d'une Europe plus forte, en mesure de soutenir la guerre froide eentre les deux entités géo-politiques, inaugurée par l'attaque contre l'Irak. Cette ligne-là est dangereuse. Avant tout parce qu'un mouvement né à Seattle ne peut être « anti-américain », et c'est seulement si aux Etats-Unis on retrouve cette rupture du front interne, qu'il sera possible de mettre en crise le modèle de guerre permanente. Donc, il sera beaucoup plus important et intéressant d'aller redécouvrir tous les mythes de l'« Autre Amérique », de l'histoire libertaire de ce pays, de la Révolution anticyclone au « droit au bonheur », de Taureau Assis aux IWW [1], de Martin Luther King à Malcolm X, du Bataillon Lincoln aux Beatniks. En second lieu, parce que d'une Nation européenne, nous ne saurions pas quoi faire. L'histoire à laquelle se réfère le mouvement est différente, elle parle de « planète », donc l'Europe est intéressante dans la mesure où c'est une entité en pointillés et en voie de formation, où les jeux sont encore ouverts. L'Europe est un terrain d'action privilégié, mais seulement comme laboratoire d'une ouverture vers l'extérieur, d'une connexion avec les propulations qui traversent le monde et qui l'habitent. Cette histoire, et non celle de la « Vieille Europe » (qui est en grande partie une histoire de colonialisme économique et culturel), est celle qui peut intéresser le mouvement. Amador Fernandez-Savater - Les mythes ont toujours été liés à la figure du « héros » et au récit de ses « actions exemplaires ». Ainsi conçus, les mythes ne courent-ils pas le risque d'engendrer une perception servile par rapport à quelques êtres extraordinaires et d'associer héroïsme et martyre (auto-abolition au nom d'une cause) ? Je crois que vous ne négligez pas la notion d'« héroïsme », comme une lutte quotidienne vers une vie libre et digne contr les régimes de soumission et d'humiliation, mais que vous les redéfinissez radicalement. Comment est-il possible de représenter un héroïsme collectif et anonyme, pour lequel ce qui est vraiment extraordinaire soit précisément ce qui est le plus commun et qui en même temps n'élimine pas la singularité ni l'ambivalence (comme pouvait faire Sorel, avec sa notion homogène de « prolétariat indestructible » dans le mythe de la Grève générale) ? Wu Ming 4 - Il existe une vision et un usage « de droite » du mythe. Jünger soutenait l'efficacité propulsive du mythe en la subordonnant à la figure d'un héros mythique, un « nouveau Théodoric » ou un « nouvel Auguste », à savoir un grand personnage capable de rassembler sur lui-même les destins historiques et de les porter à leur accomplissement, en défiant leur propre époque. C'est une lecture réactionnaire et « surhommiste » du mythe, qui regrette et veut remettre en vogue les supposés fastes du passé, l'âge d'or des rois et des héros, avant la « chute » des hommes dans le bourbier de l'époque présente. Mais il existe aussi une lecture réactionnaire du mythe engendrée par la tradition de la gauche historique, que, selon Horkheimer et Adorno, on peut faire remonter au développement dialectique des Lumières. Si pour Jünger, la revanche du mythe sur la corruption passe à travers la volonté dans le cas de la tradition il luministe-socialiste elle naît du principe opposé, de la foi absolue dans la rationalité et dans la capacité de l'homme de modeler le monde sur un projet. C'est une vision qui se base sur l'idée d'une « nécessité » intrinsèque à l'histoire, nécessité inévitablement hypostasiée de la rationalité humaine. Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel. Cette phrase de Hegel définit la tragédie vers laquelle se sont précipitées les concrétisations il luministes au cours des deux derniers siècles, de la Terreur révolutionnaire française jusqu'au stalinisme et au maoïsme. Ce n'est pas par hasard si là aussi, on tombe sur des grands condottiere, des timoniers de la révolution qui finissent par s'aliéner les classes dont ils sont l'expression et par rétro-agir sur elles, devenant des icônes fermées, non plus collectives, symboles omnivores qui s'agrandissent démesurément jusqu'à renfermer en elles-mêmes tout le réel. La question, donc, est la suivante : comment est-il possible d'empêcher que les mythes se cristallisent, s'aliènent la communauté qui veut les utiliser pour raconter sa propre lutte de transformation du monde, se retournant contre la communauté elle-même ? Notre réponse (et ce ne peut être qu'une réponse partielle, pour ne pas retomber dans l'erreur absolutiste ci-dessus) est : en racontant des histoires. Il ne faut jamais cesser de raconter des histoires du passé, du présent et du futur, qui maintiennent en mouvement la communauté, qui lui restituent constamment le sens de sa propre existence et de sa propre lutte. Des histoires qui ne soient jamais les mêmes, qui représentent les débouchés d'un chemin articulé à travers l'espace et le temps, qui deviennent des pistes praticables. Ce qu'il nous faut, c'est une mythologie ouverte et nomade, où le héros éponyme est l'infinie multitude d'être vivants qui a lutté et qui lutte pour changer l'état des choses. Choisir les histoires justes signifie s'orienter selon la boussole du présent. Il ne s'agit donc pas de chercher un guide (qu'il s'agisse d'une icône, d'une idéologie, d'une méthode), un Moïse qui puisse nous conduire à travers le désert, ni une tribu de Levi à l'avant-garde des autres. Il s'agit d'apprendre à lire le désert et toutes les formes de vie qui l'habitent, découvrir qu'en réalité, ce n'est nullement un « désert » et que le point d'aboutissement de l'exode n'est pas une fantomatique Terre Promise, mais un maillage de « routes des chants » traçables dans le désert lui-même, qui finissent par le modifier et le repeupler continuellement. Amador Fernandez-Savater - Un philosophe que vous estimez, Paolo Virno, décrit notre époque comme celle du « cynisme, de l'opportunisme et de la peur ». En un sens apparemment semblable, Richard Sennet décrit la corruption du caractère dans le contexte de la « nouvelle économie (pas seulement du réseau) » : la précarité extrême du travail, la mobilité forcée ou les incertitudes de la flexibilité rendent difficile la construction d'une vie qu'on puisse raconter (à tout un chacun). Nous avons donc, d'un côté, une base subjective d'indifférence et de nihilisme contraire à une quelconque épique (qui, elle, exige plutôt une prédisposition à la confiance active et non au scepticisme paralysant). Et de l'autre côté, un désir généralisé d'appartenance et de communauté qui n'a pas de raison de trouver son foyer dans une religion quelconque ou dans une « petite patrie ». Il n'existe pas de création collective de mythe sans que les récits s'accordent avec les cavités plus profondes de la subjectivité des gens, en remuant leur imagination et leurs passions. Quelles analyses faites-vous des subjectivités que vous voulez atteindre ? Quel est l'humus subjectif dans lequel aujourd'hui doit inévitablement se développer la mitopoïèse ? Wu Ming 4 - Il existe deux sujets historiques, fragmentaires et irréductibles à des catégories rigides en même temps qu'explosifs, qui sont en train de traverser le monde, en vivant sur leur propre peau ses transformations les plus radicales. Le premier est la nouvelle figure du travailleur immatériel lequel d'ailleurs n'a rien d'immatériel, c'est-à-dire le travailleur de l'époque post-fordiste. Celui-ci est le protagoniste actif et passif en même temps de la dissolution du vieux pacte social et de la précarisation de la vie. Actif, dans la mesure où il promeut sa propre instabilité, optant pour une libération du lien fordiste qui attribuait au travail une unité de temps, de lieu et d'action. Passif, du moment qu'il subit la mise aut travail de chaque milieu et moment de la vie et voit parasitée par le capital sa propre créativité, son inventivité, sa capacité d'entreprendre, de former des idées. La figure porteuse de cette contradiction ne peut que prétendre à la rupture du lien étroit entre revenu et travail posté, en luttant pour une extension généralisée des droits en laissant de côté aussi bien le statut juridique, que la contractualisation du travail lui-même. Ce nouveau citoyen du monde ? qui se déplace, change de profession, acquiert et partage des connaissances, met en production ses propres capacités individuelles dans un réseau cognitif global ? se réfère inévitablement à un revenu universel de citoyenneté, comme solution aussi pour les vieilles formes de travail, toujours plus privées de droits et dérégularisées. C'est justement ce qui le met en relation avec le deuxième sujet historique qui est lui aussi une figure socialement « instable » et muette : le migrant. Tout autant que le travailleur immatériel, le migrant est, par autonomase, acteur de la globalisation, porteur et transmetteur d'histoires, de savoirs, de cultures, d'idées. Tout autant que le travailleur immatériel, il est l'objet de l'exploitation néo-libérale globalisée. Son travail et sa vie transportés à travers le monde deviennent des facteurs de dissolution du vieil ordre juridique basé sur les concepts de nationalité, de statut, d'appartenance, ainsi que des contextes culturels dont il provient. Ces deux sujets incarnent le métissage planétaire et partagent la dimension du voyage, du déplacement, de l'exode, comme conditions irréversibles. Ces deux sujets mettent en crise leur propre « point de départ », rétro-agissent sur lui, en se dirigeant ailleurs et en donnant vie à d'autres communautés, d'autres interactions, d'autres formes sociales. Ces deux sujets sont écrasés entre deux poussées, une de type réactionnaire et identitaire, c'est-à-dire celle du vieux monde qui ne veut pas céder de terrain devant le changement, l'autre, la néo-libérale, qui prétend exploiter et contenir la transformation à l'intérieur des paramètres d'un profit capitaliste toujours plus omnivore et exclusif. Les deux tendances peuvent aussi aller ensemble et représentent exactement ce contre quoi nous luttons. La voie de sortie de cette difficulté est représentée par la tendance « métissante », qui met en relation les deux conditions comme parties de la même transformation globale, donnant vie à des expériences, des luttes, des communautés laborieuses, capables déjà de faire référence à un autre monde possible : conditions premières de quelque chose de meilleur et de différent. Il s'agit de parier sur cette voie de sortie contre les autres et de la raconter. Les histoires et les mythes que nous irons chercher auront inévitablement cet imaginaire de référence. Amador Fernandez-Savater - A Madrid vous avez parlé du danger que le processus de mitopoïèse s'interrompe et se cristallise en formes et figures aliénantes qui bloquent l'imagination et la réflexion (le mythe devenant langue de bois ou jargon pour initiés). A la lumière de votre expérience directe, comment peut-on, concrètement, éviter ce risque, cette tentation de construire des fétiches ? Wu Ming 4 - Il y a quelque chose de spécifique qui fait aboutir à la langue de bois : c'est la tentation identitaire. C'est encore la peur du mélange et de la confrontation, qui, au fond, est peur de la diversité dont est composée la multitude. Le fétiche et la compulsion de répétition sont le refuge plus simple devant la peur qu'inspire le changement, devant la crainte de voir sa propre identité dissoute dans l'océan de la communauté en mouvement. Ce recul identitaire est perdant, il porte en lui une charge défaitiste qui empêche d'être à la hauteur de l'histoire. Donc il conduit à se barricader derrière quelques rares mots, peut-être des concepts qui se voudraient complexes, mais que personne ne comprend plus. Nous avons donné une définition, quoique approximative, de la « multitude ». Nous avons dit qu'elle est la carte des « routes des chants » sur le planisphère du monde globalisé. Certes, les définitions pourraient être très nombreuses. L'important est que ce concept, « multitude », ne devienne pas un mot creux, qui ne se réfère à rien, un nouveau tic langagier qui remplace les vieux. Nous pourrions dire la même chose d'un concept comme celui d'« £mpire ». Qu'est-ce aujourd'hui que l'Empire ? Une tendance ? Une réalité en puissance ? Un projet ? Continuer à raconter des histoires signifie aussi continuer à explorer mots et langages sans se contenter de ceux qu'on utilise déjà. Et si ceux que nous utilisons ne nous paraissent pas clairs ou ne nous convainquent pas, il est inutile de les conserver. Cherchons-en d'autres. Si nous ne sommes pas en mesure de garder cette attitude, nous finirons inévitablement par nous parler dessus et apparaître de plus en plus incompréhensibles. Il n'y a pas de prosélytisme des concepts et des mots d'ordre qui tienne, chaque rencontre sur les routes de la communauté ne peut que donner vie à une redéfinition et à un enrichissement du langage. Avoir peur de ça signifie se condamner à la régression. Amador Fernandez-Savater - Vous n'êtes pas convaincus par la métaphore de Matrix quand il s'agit d'illustrer la réalité actuelle. Elle vous rappelle trop, peut-être, la notion hypostasiée et paranoïaque du « spectacle » forgée par les situationnistes. Pourriez-vous ré-expliquer votre point de vue sur la culture de masse, ce que vous pensez de la relation entre « culture pop » et « culture médiatique » ? Wu Ming 4 - Il est profondément erroné de penser que la culture « pop » coïncide avec la culture médiatique. La culture populaire et de masse est infiniment plus riche et se nourrit d'un nombre incalculable de sources et de points de départ. Guy Debors assignait à la capacité spectacularisatrice du capital un pouvoir infini, développant une attitude paranoïaque envers l'industrie de l'image et réduisant tout à une seule catégorie : le Spectacle. Le capital spectacularisé était omnipotent, il pouvait récupérer n'importe quelle expression humaine, surtout celles des rebelles, en les neutralisant. Dire que le Spectacle récupère tout est comme ne rien dire. La définition que Debord donne du spectacle ne signifie rien : « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». Les rapports sociaux entre êtres humains sont médiatisés par des images depuis que le premier Homo Sapiens a peint des scènes de chasse sur les parois d'une grotte pour que quelqu'un d'autre puisse « lire » et raconter ces histoires. Et cela n'a pas empêché qu'au cours des millénaires, les hommes vivent intensément leur vie, aiment, haïssent, se reproduisent, se rebellent, engendrent des idées, des conceptions du monde, des philosophies. La pensée paranoïaque de Debord conduit tout droit à l'inaction, ou au maximum à une action pour soi, qui craint d'être communiquée, de se faire communication parce que « apparaître » est déjà trahir sa propre intention authentique. Cette ligne de pensée est tout à fait inutile et pourrait peut-être être définie comme le dernier aboutissement exaspéré de la pensée dialectique hégélienne, « négative », interprétable en termes psychanalytiques de névrose extrême. Il existe aussi un autre courant de pensée qui superpose la culture pop à la prolifération médiatique. C'est ce qu'on appelle la pensée post-moderne, qui au cours des années 80 du siècle passé a pris de manière erronée la crise des idéologies des XIXe et XXe siècles pour la fin des grandes narrations. Aujourd'hui, les narrations sont redevenues acteurs de l'histoire, qu'il s'agisse des récits « impériaux » néo-libéraux ou de ceux des multitudes qui racontent un autre monde possible, et la pensée de Lyotard est balayée. La vérité est que la culture médiatique n'est qu'une partie de la culture populaire, ou plutôt, elle n'en reflète que quelques aspects, mais elle ne pourra jamais la réduire à elle-même. En outre, cet incroyable mouvement démontre qu'il a acquis la capacité d'entrer en rapport avec les mass médias, de les utiliser et pas seulement de se faire raconter et photographier par eux. A cela, il faut ajouter que le mouvement a créé ses propres mass médias, en utilisant les technologies télématiques comme un tam-tam qui traverse la planète. Mais il faut dire davantage. Devant des manifestations qui font affluer sur toutes les places du monde des dizaines de milliers de personnes, il n'y a pas de mass médias qui résistent à la confrontation. C'est la multitude elle-même le mass medium, peut-être le plus grand et le plus puissant que l'histoire ait jamais connu. Parce que ces millions de personnes retourneront chez elles et raconteront ce qu'elles ont vu et vécu, elles l'écriront dans des e-mail, le téléphoneront, le chanteront dans des morceaux de musique, le décriront dans des fanzines, des revues, des livres. Aujourd'hui, c'est précisément le super pouvoir des vieux moyens de communication de masse qui est mis en crise par l'appropriation communicative exécutée par la masse elle-même, qui se fait médium à son tour. Il existe déjà, ça circule de par le monde, une épopée du mouvement des mouvements. C'est un roman populaire écrit par des centaines de milliers de mains qui voyage sur tous les canaux de communication de la planète et imprègne de lui-même la culture pop. Ce qui doit nous intéresser est l'expérimentation de formes et de moyens qui rendent toujours plus amplement perceptible le message. Choisir les meilleurs moyens pour être efficaces, pour exploiter et en même temps renforcer la force de la communauté. C'est l'aspect le plus intéressant et stratégique de l'époque que nous vivons. Amador Fernandez-Savater - Pendant une certaine période, vous avez pris part à l'expérience des Tute Bianche, qui pratiquaient la « guérilla communicative » sur une vaste échelle. Maintenant, vous faites partie d'un espace politique défini ? Comment cela influe-t-il sur votre pratique narrative ? Wu Ming 4 - La tuta bianca (la « combinaison blanche » - NdT) a été une merveilleuse icône ouverte, que n'importe qui pouvait endosser pour pratiquer une forme particulière de représentation du conflit politique. C'était comme le passe-montagne des zapateados. Les actions des tute bianche jouaient sur le niveau communicatif, symbolique et évidemment médiatique. En plus des coups de main du type Greenpeace, ils mettaient en scène des « assauts » des « sièges », la représentation d'un affrontement avec les forces de l'ordre qui défendaient les « Grands de la Terre » réunis en conseil dans quelque aimable localité du monde. Il y avait un attrait épique formidable, c'était du cinéma pur. Et en fait, le message passait, il était véhiculé par ces mêmes médias, fascinés par la pratique de la désobéissance civile protégée, qui excluait l'usage d'objets contondants et établissait par avance un théâtre d'impact physique avec la police. C'était comme un duel à OK Corral sans pistolets. Et en fait, il a fallu les pistolets ? à Gênes ? pour invalider ce niveau de la représentation symbolique absolument vainqueur. Les Tute Bianche ont été la forme médiatiquement la plus efficace qui ait marqué la phase initiale du mouvement. En Italie, les Tute Bianche se sont dissoutes à Gênes, en juillet 2001. Elles se sont « dissoutes dans les multitudes ». La multitude tant de fois évoquée, appelée, invoquée, justement à Gênes, au lendemain de l'assassinat de Carlo Giuliani, s'est matérialisée pour sauver les (ex-)Tute Bianche du massacre que les carabiniers leur réservaient. Cette apparition, cette épiphanie, démontra que le choix de retirer les tute bianche avait été juste. Ce rôle de propulsion symbolique du mouvement était fini, nous avions atteint notre objectif, la multitude était enfin arrivée. Et depuis lors elle a continué à croître en nombre de manière exponentielle, sans plus s'arrêter. Devant ce nouveau paysage, l'entreprise la plus convaincante est de comprendre quelles formes et modalités symboliques et communicatives servent pour se mettre en relation avec les milles provenances du mouvement. Un beau défi à l'imagination. Ce ce qui nous intéresse nous aussi, tant du point de vue narratif, que du point de vue politiaue. Amador Fernandez-Savater - Des milliers de personnes ont lancé ce mouvement, disons, à Seattle. Maintenant, le mouvement contre la guerre, qui a le même ADN, unit des millions de personnes à travers le monde. Des problèmes quant à l'organisation de ce mouvement surgissent, qui alimentent abondamment les discussions à la chaleur des Forums Sociaux (Porto Alegre ou Florence) : avant-garde, vieux appareils, etc. Est-ce que vous voyez avec inquiétude cette tension entre la capacité d'auto-organisation des multitudes et la volonté hégémonique des composantes social-démocrates (et autres) du mouvement qui continuent à penser au conflit en termes de médiation et de représentation politique ? Wu Ming 4 - Toutes les structures politiques pré-existantes au mouvement manifestent un hiatus devant la discontinuité générale avec le passé qu'elles représentent. Cela vaut pour les appareils sociaux-démocrates aussi bien que pour la gauche radicale. Un changement de paradigme politique, presque anthropologique, ne s'opère pas du matin au soir et la vitesse des actuels temps historiques met toutes ces structures en danger d'obsolescence. En conséquence, le conflit ou la contradiction, sont implicites et pas nécessairement négatifs. Nous savons que les mouvements ne durent pas à l'infini et qu'ils sont suivis de phases de sédimentation. Avec cette conscience, nous devons parier sur le mouvement jusqu'à la dernière minute. Ce mouvement peut renverser, imprégner, transformer les vieilles formes de la politique, et en conséquence les vieux appareils, mais le risque qu'il retourne dans le rang du passé est toujours en embuscade. S'il réussit à imposer un nouveau mode de penser la politique, alors pourra s'ouvrir une perspective historique que nous ne pouvons pas encore imaginer. Ceci peut s'obtenir seulement à travers une confrontation directe avec les structures organisationnelles pré-existentes, et non pas d'une position subalterne ni d'un coin marginal, mais bien en jouant la partie au niveau le plus élevé. Le mouvement est en train de forcer la gauche historique au changement, et cela signifiera aussi des affrontements, parce que les courants les plus conservateurs de ces appareils n'accepteront pas de minorer leur propre rôle en faveur d'une conception ouverte et horizontale de la politique et de la représentation. Et du reste, une gauche social-démocrate jusqu'à hier hypnotisée par le mantra néo-libéral ne peut se limiter ni à une auto-critique, ni à une marche arrière. Elle doit être refondée de fond en comble. C'est elle-même qui devra changer, ça ne peut être le mouvement lui-même qui résolve ses problèmes de mauvaise conscience. Mais ça ne signifie pas profiter de cette mauvaise conscience pour semer les germes du changement. Un exemple entre tant d'autres possibles : si la gauche historique dit vouloir réformer l'ONU, pourquoi le Forum social mondial ne pourrait-il relancer et demander à être admis dans la nouvelle ONU avec un rôle consultatif ? Amador Fernandez-Savater - On a discuté et on discute beaucoup à l'intérieur du mouvement sur la difficulté de dépasser la dimension symbolique du conflit et d'enraciner les luttes dans des territoires existentiels, concrets et matériels. Bifo, par exemple, a toujours beaucoup insisté sur la difficulté et la nécessité que le mouvement arrache des « victoires concrètes » à l'état de choses présent. Qu'en pensez-vous ? En particulier, comment peut-on actualiser la consigne « conflit et consensus » des Tute Bianche contre la guerre globale permanente ? Wu Ming 4 - Sans victoires matérielles, on n'avance pas. Ce mouvement en a déjà obtenu et doit pousser encore au-delà. Certains disent que malgré la mobilisation incroyable contre la guerre, Bush et Blair ont de toute façon envahi l'Irak. Mais sans les mobilisations des trois dernières années et les 80% de la population européenne qui s'expriment contre la guerre, aurions-nous eu les prises de position de la France, de l'Allemagne, de l'ONU ? Le résultat est que Bush et Blair font la guerre seuls, sans plus le paravent de l'humanitaire et de la démocratisation qui a couvert les guerres de l'Occident dans le cours des années 90 du siècle dernier. Ce n'est pas la paix, certes, mais c'est en tout cas un gros changement du cadre politique international, dans lequel le mouvement peut s'insérer et exercer une énorme pression. Et croit-on que sans les rendez-vous mondiaux du mouvement à Porto Alegre, Lula aurait vaincu les élections au Brésil et pourrait aujourd'hui déplacer les équilibres économiques du sous-continent latino-américain vers le Mercosur plutôt que vers le Nafta ? Il suffit de regarder autour de nous pour se rendre compte que ce mouvement est déjà en train de changer l'ordre du monde. Mais il faut être en mesure de le reconnaître. Le 15 février 2003, plus de cent millions de personnes ont manifesté en même temps dans plus de 600 lieux du monde contre la guerre globale permanente. Devant un événement historique de cette portée, quelqu'un éprouve encore le besoin de discuter du « conflit et du consensus » ? Le problème, peut-être, sera de tenter l'hypothèse, de proposer, d'inventer des formes d'action efficaces qui puissent être adoptées par cette marée infinie de personnes. Des actions partageables, généralisables, praticables par la multitude, qui aillent aussi au-delà de la simple manifestation de rue : des boycottages au trainstopping, des grèves généralisées aux pèlerinages et ad libitum. Autrement pourquoi diable continuons-nous à parler de multitudes ? Amador Fernandez-Savater - Vous disiez à Madrid qu'il s'est produit deux phénomènes inédits et prometteurs dans le « mouvement des mouvements » en Italie : l'irruption sur la scène du mouvement étudiant (doté, disiez-vous, d'un sens commun intuitif) et la « crise » (je ne sais pas comment la nommer) de la CGIL. Pourriez-vous les décrire et analyser leur signification politique pour la lutte en Italie et en Europe ? Wu Ming 4 - En Italie, on ne peut parler d'un véritable mouvement étudiant, semblable à celui des années soixante et soixante-dix. Nous pouvons dire en revanche que l'élan du mouvement des mouvements a réussi à impliquer aussi la génération plus jeune et l'a amenée dans la rue. Cette donnée « d'état civil » est très importante, parce que ceux qui, aujourd'hui, ont dix-huit ou vingt ans sont politiquement les enfants de ce mouvement, il n'ont pas d'expériences antérieures et peuvent regarder la politique d'un oeil radicalement nouveau, encore mieux que ceux qui ont contribué à le lancer. Bon nombre des batailles que nous avons menées durant la dernière décennie sont reprises intuitivement par les plus jeunes. Cela fait bien espérer de l'avenir immédiat et nous fait comprendre que nous avons avancé dans la bonne direction. Il faudra garder les oreilles bien ouvertes et écouter cette génération de vingt ans si nous ne voulons pas à notre tour devenir pour eux un obstacle. Entre autre, justement parce que cette écoute est un des meilleurs antidotes à la pathologie de la langue de bois dont nous parlions. L'autre éboulement intéressant que le mouvement a produit en Italie concerne les grands appareils de la gauche historique. Si d'un côté, les partis politiques se traînent derrière le mouvement, en certains cas en le suivant, dans d'autres en le regardant avec terreur, la plus grande confédération syndicale italienne, la CGIL [2], a ouvert une phase de réflexions et de transformations internes, en adhérant totalement à la lutte du mouvement lui-même. Le gouvernement de centre-droit, qui ne jouit d'aucune légitimation sociale, est en train d'exécuter un plan de contournement et d'exclusion du syndicat de la scène juridico-économique. Une structure pachydermique comme la CGIL (cinq millions d'inscrits), qui durant toutes les années 90, a conduit des politiques d'association avec les gouvernements de centre-gauche, en avalisant leurs choix néo-libéraux, s'est retrouvée complètement déroutée par le choix déstabilisant de la droite. Substantiellement, le syndicat voit remise en discussion sa propre existence, du moment que le niveau des négociations n'est plus pris en considération par la contre-partie gouvernementale. Si de l'autre côté, on ajoute que les partis de centre-gauche ne réussissent plus à représenter une barrière politique à la rupture du pacte social produite par l'actuel gouvernement, le résultat est que l'unique choix possible pour la CGIL a été de passer directement à la politique, à fond. Et le seule moyen pour le faire a été de se lier de très près avec le mouvement réel déjà existant. Ceci a conduit la CGIL à l'adoption de choix politiques et de lutte impensables jusqu'à voilà quelques années. Et on ne peut nier que dans les derniers grands rendez-vous du mouvement italien, le syndicat a joué un rôle important, surtout sur le plan de la mobilisation. Mais plus profondément, devant cet « instinct de survivance », il est vrai qu'une partie du monde syndical italien a compris que la transformation post-fordiste amène la nécessité d'une changement radical de perspective, c'est-à-dire que la culture syndicale toute entière qui s'est formée dans une époque désormais dépassée doit être renouvelée et adaptée aux défis du présent. Sans ce changement, le syndicat perdra sa fonction historique et mourra. Il est fondamental de réussir à exploiter cette crise, pour conduire la partie la plus intelligente du monde syndical à discuter de certains arguments et à discuter la question du travail et des droits depuis un point de vue différent. C'est l'occasion de tirer hors de la marginalité un débat, celui sur le post-fordisme, qui durant toutes ces années, est resté l'apanage de cercles restreints, en lui donnant finalement la légitimité qu'il doit avoir et en commençant à raisonner sur la possibilité des ripostes pratiques soutenues collectivement. Dans ce cas aussi, il faut entrer en rapport avec cette « antique » structure de la gauche en voie de rénovation sans aucune crainte révérencielle, mais la tête haute, d'égal à égal, et sans cacher notre propre parcours politique, même quand il est très différent. Il ne s'agit pas de s'opposer au syndicat, mais au contraire, de faire prendre conscience au syndicat lui-même des nouvelles problématiques auxquelles il est appelé à donner une réponse adéquate. Plus généralement, je crois que cette attitude doit être adoptée aussi sur une échelle plus vaste, celle de l'Europe. L'espace politique européen, qui a été inauguré dans la rue le 15 février 2003 [3], est le champ d'action sur lequel il est possible d'inscrire une lutte pour les droits de citoyenneté qui implique le plus de forces sociales possibles. L'Europe, une Europe ouverte, dénationalisée et déterritorialisée, est le tapis vert sur lequel parier. Entre autres parce que c'est un tapis vert sur lequel la partie est encore ouverte. Il s'agit de lutter pour qu'elle le reste. En 2000, les Tute Bianche italiennes essayèrent de rejoindre le sommet européen de Nice qui devait arrêter la Charte des droits européens. Elles furent bloquées à Vintimille et ne purent franchir la frontière, furent chargées par la police et renvoyées en arrière. En cette occasion, elles ne seraient pas allées à Nice pour contester le sommet, mais bien pour présenter une suggestion solide : l'introduction de trois articles dans la Charte. Le premier s'énonçait plus ou moins ainsi : « Sont citoyens européens tous ceux qui, de quelque partie du monde qu'ils proviennent, ont choisi de vivre et de demeurer sur le territoire européen ». Le deuxième disait : « Tous les citoyens européens, indépendamment du travail qu'ils exécutent, ont droit à un revenu qui leur permet de mener une existence libre et digne ». Le troisième : « L'Europe répudie et s'oppose à la guerre, sans conditions, en n'importe quelle partie du monde ». Ceci est un bon point pour repartir d'un paysage politique continental rénové. Amador Fernandez-Savater - Selon vous, les schémas conceptuels qui essayaient de décrire la situation actuelle en termes d'« Empire » (Negri et Hardt) ne réussissent déjà plus à saisir les transformations en cours et du point de vue de la rigueur critique sont autant de sources de mirages et d'illusions. Il ne fait pas de doute,je crois, que le lynchage de l'Irak ne soit pas une agression impérialiste comme celles des siècles passées : la guerre s'inscrit dans les dynamiques du capitalisme global que les mouvements ont analysé à partir de Seattle (autonomie des pouvoirs financiers par rapport à la souveraineté des Etats-Nations, y compris les Etats Unis, rôle des multinationales, etc.). Comment décrivez-vous la situation actuelle ? Quels « systèmes d'images » peuvent nous aider à penser de manière diverse, à « imaginer juste » ? Wu Ming 4 - Peut-être ne réussissons nous pas encore à entrevoir quel imaginaire et quelles images pourraient être les plus utiles pour représenter le nouveau paysage mondial. La seule chose sûre, c'est que celles que nous avons choisies jusqu'à maintenant, sont insuffisantes. La tendance « impériale » à l'uniformisation et à l'intégration du système politico-économique mondial dans une sorte de macro-institution de fait, l'Empire précisément, qui semblait le scénario le plus vraisemblable au cours des années 90, s'est aujourd'hui brusquement interrompue. La « bande des Texans » qui s'est emparée du sommet de la plus grande puissance militaire est en train d'utiliser cette puissance même pour imposer sa loi au reste de la planète. Ce gang représente un intérêt bien précis : l'intérêt belliciste-pétrolifère. Bush est le paladin de la civilisation agonisante des hydrocarbures et sa politique en représente l'hystérique réaction désespérée à l'approche de sa dissolution. D'une manière générale, nous pourrions peut-être dire que l'actuel axe anglo-américain représente la tentative de retarder la fin de la suprématie anglo-saxonne sur le monde. Ce putsch à l'intérieur de l'Empire a inversé la tendance à l'uniformisation et a fait revenir en scène une entité politique que tous, nous donnions désormais pour morte et enterrée : l'Etat national. Que sont la France et l'Allemagne, sinon des nations fortes, avec de fortes économies nationales et financières, qui se portent candidats pour être l'axe porteur d'un continent entier ? Pour ne pas parler de la Russie, nation transcontinentale qui semble jouer le rôle du tiers acteur. Et que dire de la Chine ? La constitution impériale semble soumise à de nombreuses forces centrifuges. A cela, nous devons ajouter que la bande des Texans instaure de véritables protectorats militaires et politiques au Moyen Orient et en Asie centrale, le long de la route du pétrole, sous le prétexte de sauvegarder l'american way of life, c'est-à-dire l'économie nationale américaine et sa prédominance sur les autres. Et ils ont l'air de dire : « Et que tous les autres aillent se faire foutre ». Devant tout cela, pouvons-nous encore penser que l'avenir nous réservera un espace politico-économique uniformisé et unifiant, un « Empire » ? Les doutes surgissent spontanément. Bien sûr, nous ne pouvons retourner aux vieux schémas, au concept d'« impérialisme » et patati et patata. La vérité est que la réponse, nous ne l'avons pas. Mais il y a une image que ce moment historique me fait venir en tête. C'est la « marche du sel ». Mais ce pourrait être aussi la « Marche de la dignité indigène ». Essayons l'hypothèse d'une marche européenne, qui ait de nombreux points de départ. De chaque point part une caravane, un parcours à travers le continent, qui touche des lieux politiquement et historiquement symboliques. Chaque parcours est une carte chantée, qui chante l'histoire métisse de l'Europe, une Europe qui de l'Andalousie au Caucase n'a jamais eu de frontières fixes, et qui les a vu changer constamment au cours des siècles et des millénaires. Les origines de notre civilisation sont en Mésopotamie. Chypres, dont les côtes sont à quelques centaines de kilomètres du Liban, vient juste d'entrer dans l'Union. Et Grozny, la ville fantôme rasée jusqu'au sol par les bombes, se trouve à la limite orientale du continent. Ces parcours et ces chansons chanteraient l'histoire des révoltes et des luttes, antiques et récentes ; l'histoire des peuples qui n'ont jamais cessé de traverser cette terre, provenant de l'Afrique (l'autre rive du « lac » méditerranéen) et de l'Asie (dont l'Europe n'est que la continuation) ; l'histoire d'un lieu déterritorialisé qui maintient ouvert et mobile ses propres frontières ; d'une terre des droits généralisés et de la cohabitation possible. La marche elle-même fait référence à tout cela et le met en pratique, déployant la puissance de la communauté. Imaginons que ces caravanes se rencontrent dans un point quelconque au centre de cette terre : la plaine de Frankenhausen, ou Nuremberg, ou Prague, ou Sarajevo ? Cette image, de populations en route qui le long de leur parcours recueillent des histoires, des mémoires, des symboles et se font porteuses d'une idée différente du monde, est l'image d'une ré-appropriation par le bas de toute milieu décisionnel et politique, ce pour quoi nous luttons depuis des années, peut-être depuis toujours. La convergence vers un lieu précis, vers un « acte » collectif, consacre le rôle et l'imprescriptibilité des communautés humaines qui, durant ces dernières années, ont écrit l'histoire du mouvement. C'est un acte qui fait référence à la traversée du désert et à son repeuplement le long des routes des chants de l'humanité, sans le mirage d'une terre sacrée auquel l'humanité elle-même devrait être immolée. Il est beau de penser que ce pourrait être l'image et la puissance mitopoiëtique à évoquer dans les temps qui nous attendent. Avril 2003 [1] Industrial Workers of the World, Organisation syndicale révolutionnaire aux Etats-Unis. [2] Confédération italienne générale du travail.
[3] Grande journée de mobilisation contre la Guerre en Irak. Voir l'article de Wu Ming 1, Depuis le 15 février, les médias, c'est nous....
Mis en ligne le dimanche 29 juin 2003. |
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