Le premier rêve de Big Brother L'Œil DE CARAFA (Q) de Luther Blissett, traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Seuil, 756 p., 148 F (22,56 EURO ). Qui ignore L'Ecclésiaste et les préceptes du Qohelet pourrait prendre L'Œil de Carafa pour un simple roman historique, bruissant des fureurs de la crise spirituelle qui déchira le XVIe siècle européen, de la protestation de Luther à la paix d'Augsbourg (1517-1555). Ce gros volume, dont l'auteur affiché, Luther Blissett, cache en fait un collectif de quatre jeunes écrivains italiens qui n'a guère besoin de ce relatif anonymat pour piquer la curiosité tant son projet est singulier, est en effet bien plus qu'une fresque ambitieuse. Courant sur un demi-siècle, l'intrigue entraîne certes le lecteur dans les convulsions de la guerre des paysans puis de la fièvre anabaptiste, tandis que naît le Saint-Office et que le concile de Trente peine à fixer la nouvelle orthodoxie de la chrétienté. Et, plus encore que Luther, Bucer ou Melanchthon, Thomas Müntzer, Jean de Leyde, Reginald Pole ou Gianpetro Carafa sont d'authentiques protagonistes de ce thriller hors normes qui brouille les genres à force de les emprunter tous. Avec un parti pris de jeu sur la chronologie qui achève de ménager les surprises tout en forçant la vigilance. Comme dans L'Œuvre au noir, l'écho du temps bénéficie ici d'une rigoureuse information, ce qui n'exclut pas l'enjeu littéraire : l'imprimerie naissante ? Une "technique stupéfiante qui se développe de jour en jour comme un incendie au cœur d'un été sec et venteux" ; le langage des marchands ? "Un chant unique, incompréhensible, une Babel à l'envers" puisque l'argent est le "véritable symbole de la Bête". Mais, à l'instar de Yourcenar, la véritable intention dépasse le cadre exigu de l'inscription chronologique. "Dieu amène en jugement toutes les actions et voit tout ce qui est caché, en bien ou en mal."Ici, la fin du livre de Qohelet prend des allures de préfiguration de l'universelle investigation de Big Brother, incarnée par le projet de contrôle du cardinal Carafa dont l'espion le plus zélé a adopté l'initiale du livre de l'Ecclésiaste qui résume son propos. Dans la lutte qui oppose sur plus de sept cents pages un hors-la-loi insaisissable aux innombrables identités d'emprunt et un limier sans nom - version moins allégorique de l'affrontement de l'ange et du démon, réduit à un duel d'ombres -, c'est la fin d'un monde qui se joue. Celui de l'obscurité permise, de la marge protectrice, de l'innocence encore possible, avant que la crainte de Dieu - le regard inquisiteur du pouvoir - ne réduise la latitude de l'homme à inventer sa propre voie. A ce jeu, Luther, qui a trahi l'espoir qu'il a lui-même fait naître, anticipe le rêve universel de Carafa. A suivre Eloy et les esprits libres d'Anvers, "il nous a condamnés à expier le péché dans la solitude de l'angoisse intérieure en nous fourrant dans l'âme un prêtre, et dans la conscience un tribunal qui juge le moindre geste, condamne la liberté de l'esprit au nom de la corruption inexpiable de la nature humaine. Luther a arraché aux prêtres leur robe noire dans le seul but de la recoudre dans le cœur des hommes". A cette aune, la duplicité du cardinal Carafa, grand horloger d'une mécanique infernale qui asservit la créature à son dieu, a le mérite de la cohérence la plus crue : "Il y a un temps pour planter et un temps pour arracher les plants", nouvel emprunt à l'Ecclésiaste. Ce qui fait du cardinal "l'homme de l'avenir". Construit d'abord comme un dossier dont les pièces se croisent, les évocations se chevauchent au fil des réminiscences et des confidences, le roman se clarifie dans sa structure au fur et à mesure que le jeu se resserre jusqu'à s'achever comme un suspense, façon western, variation de la chasse à l'homme où Jean Valjean concurrence Javert dans la quête du dénouement. Manières de table, saynètes urbaines ou élaboration de complots, le ton gagne en pittoresque dans la dernière partie, essentiellement vénitienne, contrepoint coloré et savoureux à une procession de fantômes qui aurait pu tourner au carnaval-massacre, tant la mélancolie qui l'emporte sur la fureur passionnée souligne au final la faillite des utopies. Aussi brillant que maîtrisé, ce roman d'aventures, qui marie la verve feuilletonesque de la geste d'espionnage et la réflexion politique sur la guerre spirituelle, a pu faire penser, dans la presse italienne, à certaine réussite d'Umberto Eco. Une recommandation qui a au moins le mérite d'attirer l'attention sur un projet romanesque inédit - chacun des auteurs a entièrement rédigé sa version avant qu'une harmonisation collective ne fixe la leçon définitive - magistralement abouti. Philippe-Jean Catinchi |