La Croix - Quotidien National, Jeudi 28 Juin 2001Le Saint-Siège à abattre...
Signé d'un collectif de jeunes auteurs de Bologne, dissimulés sous le pseudonyme de Luther Blisset, un récit d'aventures obscures et palpitantes, dans l'Europe de Charles QuintL'Oeil de Carafa
de Luther Blisset
Traduit de l'italien par Nathalie Bauer
Seuil, 738 p., 148 F, 22,56 euros
"Au nom de la rose", né du génie bouillonant d'Umberto Eco, aurait-il trouvé un descendant? C'est du moins ce que prétendent certains Italiens, à la lecture de Q - le titre retenu par l'éditeur turinois -, traduit pour les lecteurs francophones par deux mots plus énigmatiques encore: L'Oeil de Carafa.
Une certitude: Eco n'est pour rien dans l'affaire, mais l'affaire a été bien lnacée! Pour signer l'ouvrage, quatre auteurs se sont dissimulés sous le pseudonyme de Luther Blisset. Un long moment, ils ont entretenu le mystère sur leur identité, une bonne manoeuvre pour le lancement d'un livre, surtout s'il vise les passionnés de l'espionage. Finalement, ils ont parlé: jeunes de Bologne, ils travaillent "dans le tertiaire et l'industrie culturelle", pas forcément en haut de l'échelle, puisque l'un d'eux exerce la profession de videur de boite de nuit! Bien entendu, le quarteron de communistes appartient au "Luther Blisset Project", connu des internautes pour ses "actions subversives de panique médiatique": diffusion de fausses nouvelles, pseudo-livres de gourous télématiques, mises en scène de sectes sataniques inexistantes... Bref, du mouron pour les naifs!
Le cadre serait-il plus séduisant que le tableau? Que les tifosi d'Eco ne s'inquiètent pas, meme s'il l'est vrai que les Bolognais récitent avec talent la leçon apprise du maitre de l'intrigue policière, assaissonnéè de redoutables questions théologiques! En effet, les ingrédients sont là pour entretenir le récit d'aventures obscures et palpitantes.
Et d'abord une Europe en foisonnement, traversée de désordres, de révoltes et d'hérésies, débridée dans ses moeurs, et tentée par l'alchimie d'illuminés sans scrupules. Les idées fermentent, les hommes se redressent: qu'ils tremblent, les pouvoirs trop installés, trop surs d'eux-memes! C'est l'Europe de Charles Quint, de François 1er et d'une Rome puissante, mais c'est aussi l'Europe de princes remuants et de Réformateurs brillants et audacieux.
Querelles religieuses et querelles politiques bien souvent se melent. Les histoires contées par les Bolognais courent sur une trentaine d'années, et melent avec astuce toute une armée de personnages fictifs à de grands noms, Luther et Thomas Muentzer en tete. De nouvelles religions naissent, mais aussi de nouvelles formes d'économie, d'information et de pouvoir. Les soldats de fortune cotoient les prédicateurs d'infortune. On discute, on ripaille, on délire, on pose les fondations d'un Nouveau Royaume, on coupe les tetes...
Et pendant ce temps, dans l'ombre, de fins esprits s'activent, tirent les ficelles. Premier exemple: pourquoi la troupe des paysans fidèles de Muentzer, le chantre de la foi purifiée, court-elle à l'extermination dans la plaine de Frankenhausen? Elémentaire! Il faut y voir les manoeuvres de "Q", l'espion de Carafa, éminent prélat du Saint-Office. Qu'importent les moyens: seul l'interet de Rome compte!
"Q" envoie à "Sa Seigneurie" des lettres-rapports d'une telle intelligence dans la froide efficacité qu'on les qualifieraient volontiers de diaboliques...
En face de "Q", le méchant, s'agite un héros "gentile" et brouillon, qui change de nom une bonne dizaine de fois, ce qui lui permet de courir l'Europe au hasard des événements: la révolte des paysans et de Muenster, l'expérience d'"autogestion", l'arnaque contre un riche banquier, pour passer la ligne d'arrivée à venise, dans la gestion d'une maison de passe. En somme, le gentil dans la truculence... L'Oeil de Carafa, pour viser avec l'arme du verbe retors, un Saint-Siège à abattre.
Jean-Charles Duquesne