Sous le masque de Luther Blissett S'il est vrai que l'histoire est faite par les vainqueurs, la revanche des vaincus est peut-être en racontant la leur, de faire la littérature. Ce 16 mai 1525, quand la tête de Thomas Müntzer tombe sous la hache du landgrave Philippe de Hesse, bien des grands de ce monde pensaient en avoir fini une fois pour toutes avec la plus dangereuse des alliances. Que les multitudes paysannes liguées au petit peuple des villes, et renforcées de quelques chevaliers pauvres reconnaissent en l'ancien prêtre, disciple dissident de Luther, celui qui peut donner à leur révolte une doctrine, une foi, et le destin d'un continent peut basculer. Il fallait en finir, et les princes allemands s'y employèrent, en y mettant enfin les moyens qu'il fallait. De la Thuringe à l'Alsace, de la Franconie au Tyrol, une vague de sang submerge tout le sud de cette partie d'Europe qui parle allemand. Mais qui a gagné cette guerre ? Les princes allemands protestants, qui sauvent leurs domaines sans faire appel à leur suzerain face à Charles-Quint ? La papauté, pour qui une Allemagne à demi-protestante vaut mieux qu'une chrétienté entièrement catholique, mais rangée derrière l'Empereur pour affronter les Turcs ? L'empereur lui-même, qui voit là un excellent moyen de jouer les arbitres entre des adversaires affaiblis ? On sait mieux qui furent les vaincus. Si les riches institutions ecclésiastiques y perdirent à jamais leur richesse et leur influence, la masse des paysans paya au prix du sang sa prétention de prendre au mot Luther dans son appel aux valeurs de liberté et d'égalité du christianisme des origines. Des hommes comme Thomas Müntzer moururent en jetant à la face de leurs bourreaux " Omnia sunt communia ", tout est en commun. Derrière eux, des hommes de toutes origines, artisans, nobles appauvris, ecclésiastiques en rupture de ban, formèrent pendant quelques décennies une confrérie prête à tout, hérésie érudite ou prédication illuminée, subversion silencieuse ou révolte ouverte. Ainsi est le narrateur, sans nom à force d'en avoir trop eu. Etudiant en théologie auprès de Luther à Wittenberg, écouré par sa condamnation des paysans soulevés contre les princes, il se joint à Thomas Müntzer qui prêche à Mühlhausen le communisme attribué aux premiers chrétiens. Echappant à toutes les répressions, toujours dans le camp des vaincus, jamais pacifié, il devient ce qu'on n'appelle pas encore un " révolutionnaire professionnel ", maniant au gré des circonstances la plume ou l'épée. Très tôt, cependant, il prend de la distance par rapport au combat quotidien : et si les révolutionnaires de Mühlhausen, les anabaptistes de Munster, et peut-être d'autres avaient été poussés dans des voies sans issues, les laissant isolés face à la supériorité militaire des puissants ? S'ils avaient été manipulés, poussé en avant pour affaiblir Luther, puis lâchés pour utiliser ce dernier contre Charles-Quint ? Si l'ennemi avait pris le visage de l'un des plus fidèles des frères de lutte ? Peu à peu, il lui faudra prendre la mesure que bien des forces, bien des terrains lui sont inconnus : La puissance de l'argent et celle des idées peuvent s'allier ou se combattre, quand banquiers et commerçants allemands, flamands, vénitiens, juifs et ottomans jouent une partie autrement plus complexe que les princes protestants, l'empereur et le pape. Personne, d'ailleurs, ne connaît le dessous des cartes, sauf le traître, " l'oeil de ce Carafa ", promoteur de l'Inquisition et futur Paul IV. Le démasquer, lui tendre le plus subtil des pièges est le combat ultime du héros, qui sait que c'est un autre que lui-même qu'il traque sur tout un continent pendant un tiers de siècle. Un machiavélisme qui n'a d'égal que celui des auteurs, quatre jeunes Bolonais, héritiers sans complexe d'un marxisme mâtiné de Vaneigem ou de Debord, réunis sous le masque de Luther Blissett pour nourrir cette fiction historique de toutes les réflexions que l'âge des révolutions perdues aura fait naître. Alain Nicolas Luther Blissett : l'Oeil de Carafa, Ed. du Seuil, 744 pages, 148 francs. |