Les Inrockuptibles n° 328, du 5 au 11 mars 2002, page 16:
CONTREFEUX
Face à Berlusconi, un collectif d'écrivains rappelle la vitalité des contestataires italiens."Vous vous sentez isolé", demande à Erri De Luca un journaliste français compatissant, imaginant l'écrivain perdu au milieu de ses concitoyens lobotomisés. Que deviendraient les intellectuels italiens, persecutés par le populisme berlusconien, sans la main secourable que leur tend le pays des Lumières à l'occasion du Salon du livre de Paris? Pour De Luca, la question est purtant à se tordre de rire: comment se sentirait-il isolé, alors qu'il lutte depuis des années aux côtés du mouvement contestataire le plus puissant du monde occidental? Si Berlusconi a causé des dégâts considérables en neuf mois de pouvoir - durcissement de la législation sur l'immigration, démantèlement de la protection sociale, assujettissement de l'école au monde de l'entreprise -, il ne l'a pas fait sans provoquer quelque remous. Le 19 janvier, 150 000 personnes manifestaint à Rome contre le projet de loi sur l'immigration. Le 25, près de Bologne, une centaine de Tute bianche (Tuniques Blanches) faisaient irruption dans un centre de rétention encore en construction et le démontaient pièce par pièce. En octobre, 250 000 personnes avaient marché entre Pérouse et Assise pour protester contre la guerre en Afghanistan. A Paris ou Berlin, rassembler dix fois mens de monde et considéré comme un immense succès...
Pays "ingouvernable", l'Italie fait la part belle à la corruption, mais aussi è l'autonomie. Le territoire est maillé de "centres sociaux autogerés" hyper-influents dont on cherche en vain l'équivalent ailleurs en Europe. "A Londres, il y en a un seul, et il est grand comme les toilettes du Leoncavallo (un centre social milanais historique)", assène dans sa lettre électronique le collectif Wu Ming, énervé par la tendance à l'autodénigrement qui règne en Italie même.
Derrière Wu Ming (anonyme, en chinois) se cachent quatre écrivains impliqués, comme De Luca - ils font partie des Tute Bianche. "Depuis si longtemps", râilent-ils, "on entend définir l'Italie comme 'l'Amérique de Sud de l'Europe'. On utilise cette expression avec une connotation raciste: nous sommes inciviques, 'républicains-bananiers', on se fait chier sur la tête par le premier caudillo venu." Or ils rappellent que l'Amérique latine est aussi un lieu où la résistance émerge sous des formes nouvelles: un lieu d'incessante mythopoiesis (élaboration de mythes) pour la gauche. La mythopoiesis est la grande affaire de Wu Ming: "Le conflit a besoin de mythes, de narrations des luttes laissées ouvertes, remanipulables constamment par les communautés, par les multitudes." A huit mains, sous le pseudonyme de Luther Blissett, ils ont écrfit un fascinant roman historique, L'Oil de Carafa (Seuil, 2001), qui fait de l'anabaptisme la métaphore de tous les mouvements révolutionnaires. Au passage, on y assiste aux débuts de l'imprimerie et à l'invention du tract...
L'imprimerie hier, Internet aujourd'hui: Wu Ming y diffuse ses textes, dont l'un, Nous, multitudes d'Europe nous soulevant contre l'Empire et marchant sur Gênes, avait été abondamment repris et traduit lors des manifestations en marge du G8, en juillet dernier.MONA CHOLLET