Le Monde des Livres (CH)

Un feuilleton de bruit et de fureur

Se réclamant d'un projet politique et d'une tradition populaire, un quatuor récrit sous pseudonyme l'histoire des guerres de religion
 
Isabelle Rüf, Samedi 7 avril 2001
 

Trois textes ont inspiré le quatuor qui a écrit L'Oeil de Carafa (titre original Q, Einaudi 1999) sous le label Luther Blissett (voir ci-dessous): l'encyclique papale Ut unum sint, l'essai de Raoul Vaneigem Le Mouvement du libre esprit et American Tabloïd de James Ellroy. La première proposait un «nouvel oecuménisme», le deuxième explorait l'histoire de l'hérésie et le troisième refaisait l'histoire des Kennedy selon les lois de la «vraisemblance radicale» en jouant des mécanismes du roman noir.
Ces influences se marient dans une grande fresque historique, comme on dit, qui tient
largement les promesses de ses prémices. Les quelque 750 pages de L'Oeil de Carafa
procurent à la fois les plaisirs d'un passionnant récit d'aventures, d'une réflexion politique et érudite sur une période particulièrement riche et troublée, à l'aube de la modernité, et d'un style qui réussit la gageure d'être cru, violent, contemporain et «d'époque», dans le même élan.
«Dans la fresque, je suis l'une des figures à l'arrière-plan», dit modestement le narrateur
principal dans un prologue rédigé «hors d'Europe» en 1555. Ce héros positif aux multiples
identités va devenir l'attachant compagnon qu'on suit avec une affection croissante tout au
long de ce feuilleton de bruit et de fureur, qui commence quelques mois après que Luther a
affiché ses quatre-vingt-quinze thèses à Wittenberg, en octobre 1517. Ancien compagnon
d'armes et d'idéal de Thomas Müntzer l'Anabaptiste, Gert du Puits (c'est un de ses
nombreux avatars) renoue les fils de sa vie de luttes et de défaites dans l'intention de rendre justice à tous ceux qui sont morts à ses côtés pour l'avoir suivi dans des batailles incertaines.
En contrepoint à son récit, les lettres et le journal intime signés Q révèlent le travail de sape d'un agent double infiltré chez les anabaptistes pour renseigner l'inquisiteur Carafa, futur pape, sur les avancées des hérésies dans cette Europe en fermentation.
Le rêve communautaire de Thomas Müntzer, les révoltes paysannes écrasées, l'échec
sanglant de la nouvelle Babylone de Münster avec sa terrible dérive totalitaire, l'utopie
brièvement réalisée à Anvers dans un phalanstère hédoniste, la naissance du capitalisme
bancaire, les débuts de l'imprimerie, donc de la circulation de l'information: le roman parcourt presque quarante années à un rythme soutenu. Les plaines allemandes, la Hollande, Anvers, Bâle, Venise enfin et Rome sont le théâtre où se jouent les guerres, les luttes d'influence, les affaires (y compris une habile arnaque bancaire), la résurgence de l'Inquisition et les persécutions contre les Juifs.
Luther Blissett se réclame de Sergio Leone et de Sam Peckinpah: son art de traiter la guerre et la répression à ras le sol, dans la boue et la merde, du point de vue de ceux qui toujours se font avoir, légitime cette filiation. S'il n'évite pas toujours les clichés (à Venise surtout, comment y échapper?), il sait créer un monde généreux que l'on habite avec émotion et intérêt pendant plus de 700 pages: que demande le peuple?