Upstreet (Mensuel) n.29, juin 2001 HUMANISMES L'Oeil de Carafa prend pour terrain de jeu l'Europe de la Renaissance. Un hybride de thriller et de roman historique écrit au bazooka texte Stéphane Malterre En italie, la publication de leur roman a provoqué quelques remous. L'Oeil de Carafa, livre foisonnant qui se déroule au XVIe siècle et mêle espionnage, intrigues politiques, guerres de religions, arnaques financières - dignes des affaires Elf, Crédit Lyonnais et consorts - est l'oeuvre d'un gang de littérateurs qui se cachent derrière un nom de code: Luther Blissett. Se cachaient, devrait-on dire. Car ce quatuor d'écrivains bolonais d'une moyenne d'âge de trente ans, aussitôt consacré par le succès s'est payé le luxe d'un sabordage commercial pour se rebaptiser Wu Ming qui signifie "Anonyme" en chinois. Dignes émules des pionniers de l'ère électronique, les membres du L.B. tiennent en horreur tout ce qui a trait aux notions d'auteur, de génie et de propriété intellectuelle... Une attitude si peu courante dans la république des lettres, que la presse italienne a crié au canular, alimentant, un tempos, le rumeur selon laquelle L'oeil de Carafa aurait été signée par l'un des supposés maîtres du genre: l'honorable et réveréndissime Umberto Eco! En vérité, leur récit se situe davantage du côté de James Ellroy et de sa trilogie Underworld USA. Les héros de ce thriller seixièmiste sont ceux qu'on aperçoit à peine, dissimulés derière les têtes couronnées de Charles-Quint, François 1er et du pape Léon X. Le point de vue est celui de ces fameux limiers de l'ombre, mercenaires cruels, losers dévoyés, et idéalistes spleenétiques qui, en coulisse, mettent en branle le mècano des complots et des carnages - un creuset idéal pour opérer un croisement entre Histoire et imaginaire. D'un côté l'énigmatique Q, espion insaisissable, sans visage, gran maître des "opérations noires", comme on dit à la CIA. Au service de Carafa - père de l'Inquisition - Q intrigue contre tous les illuminés qui, surfant sur la vague de la Réforme Luthérienne mettent en danger le pouvoir de Rome et des princes. Face à lui, un ex-étudiant en théologie aux identités réversibles, sorte de Guevara à l'européenne qui n'a d'autre but que d'allumer les foyers de l'insurrection. Trente années durant, les deux comploter masqués ferraillent dans une Europe embrasée par la guerre spirituelle. Il faut dire que de 1520 à 1555, une formidable frénésie secoue tout le continent: Luther dénonce le scandale des Indulgences (soit l'achat d'une place en première classe au Paradis contre espèces sonnantes et trébuchantes), et remet en cause la main mise du clergé sur le Verbe et la pensée. Dès lors, dans une sorte de Mai 68 version gore, l'Europe pète les plombs: les paysans se révoltent, communautés et sectes se forment, gourous, éditeurs libertaires, agitateurs de tout poil et Dénonciation des collusions entre conservateurs et réformateurs, entre politiques et financiers, mise en exergue de collectifs d'agitateurs détournant à leur profit les nouvelles technologies... Il y a, par-delà les siècles, du clin d'oeil, dans cet oeil de Carafa! Mais la véritable énergie de cet électrique pavé de sept cents pages réside sans conteste dans le désir tenace des auteurs de raconter des histoires. Un credo qui leur permet d'enjamber quelques décennies d'avant-gardisme et de minimalisme littéraires, pour ressusciter une certaine saveur épique. L'Oeil de Carafa, Editions du Seuil, Luther Blissett Traduit de l'Italien par Nathalie Bauer Pour en savoir plus sur Wu Ming - ex Luther Blissett -: www.wumingfoundation.com |